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Vingt annГ©es de Paris

AndrГ© Gill

AndrГ© Gill

Vingt annГ©es de Paris

PRÉFACE

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Vingt ans de Paris!

Quelle rumeur dans ces quatre mots, quelle houle remuante et grondante d'hommes, de livres, d'aventures et d'idГ©es, que d'amis perdus, de joies sombrГ©es, d'engloutissements sans nom, effacГ©s par le temps qui monte; et comme il faut qu'il ait la vie dure le souvenir qui tient debout sur ce cimetiГЁre d'Г©paves!

AndrГ© Gill est pour moi un de ces souvenirs.

Je l'ai rencontrГ© au bon moment, Г  l'heure fraГ®che des amitiГ©s de jeunesse, quand la terre encore molle s'ouvre Г  toute semence, pour des moissons de tendresse et d'admiration. J'avais vingt-trois ans, lui guГЁre davantage. J'Г©tais campagnard Г  l'Г©poque, campagnard de banlieue, hirsute, velu, chevelu, bottГ© comme un tzigane, coiffГ© comme un tyrolien, logeant entre Clamart et Meudon, Г  la porte du bois. Nous vivions lГ  quatre ou cinq dans des payotes, Charles Bataille, Jean Duboys, Paul ArГЁne, qui encore? On s'Г©tait rГ©unis pour travailler, et l'on travaillait surtout Г  courir les routes forestiГЁres, cherchant des rimes fraГ®ches et des champignons Г  gros pieds.

Entre temps une bordГ©e sur Paris, toute la bande. Chaque fois la nuit nous surprenait, aprГЁs l'heure des trains et des carrioles, attardГ©s aux lumiГЁres des terrasses avant de nous lancer, bras dessus bras dessous et chantant des airs de Provence, dans le noir des mauvais chemins. On faisait tous les cafГ©s de poГЁtes; et le pГЁlerinage finissait rГ©guliГЁrement au petit estaminet de Bobino, lequel Г©tait alors l'arche d'alliance de tout ce qui rimait, peignait, cabotinait au quartier Latin. C'est Г  Bobino que j'ai fait la connaissance d'AndrГ© Gill.

Il dГ©clamait debout sur une table, robuste et beau, les cheveux dans le gaz, au milieu d'un cercle de chopes. Sa voix de faubourg, un peu lourde, laissait tomber la rime et dГ©hanchait la phrase qu'il dessinait d'un coup de pouce, en rapin. AprГЁs des vers de lui, dГ©licats et spirituels, il dit de la prose de moi, une fantaisie parue la veille dans un journal et qu'il avait apprise. On est sensible Г  ces choses quand on dГ©bute, et de cette soirГ©e on fut amis. D'abord de trГЁs prГЁs, puis avec des intermittences de rencontres, de grands espaces de silence, mais non d'oubli.

Les annГ©es filГЁrent, nous entraГ®nant loin du carrefour oГ№ nos vies s'Г©taient mГЄlГ©es. La mienne aprГЁs bien des cahots avait marchГ© droit Г  son but sur des rails solides; la sienne continuait Г  s'Г©gailler, Г  hue, Г  dia, brГ»lГ©e Г  tous les becs de gaz, acclamГ©e sur les tables de cafГ© dont il ne sut jamais descendre. Il venait rarement chez moi, malgrГ© mes instances et le plaisir qu'on avait Г  le voir. En face d'une femme distinguГ©e, je le sentais mal Г  l'aise, gГЄnГ© par la pensГ©e de sa vie et de ses habitudes; on avait beau l'encourager, sa verve ne dГ©gelait pas, il restait timide, trop poli, ne savait ni entrer ni s'en aller, mangeait loin de la table, et souffrait d'ignorer, car il y avait en lui un singulier mГ©lange de populacerie et de raffinement, de sang rouge et de sang bleu.

Je l'aimais mieux rue d'Enfer, dans le délabrement de son vaste atelier meublé de deux chevalets et d'un trapèze. On était toujours sûr de trouver là un ramas de pauvres hères, des misères recueillies, de ces «âmes de poche» comme il y en a dans Tourgueneff et dont les loques résignées fumaient silencieusement autour du poële. Tout en causant, Gill travaillait, ébauchait des toiles énormes pour des cadres géants que son rêve dépassait encore. Blasé sur ses succès de dessin et las de l'éternelle grimace des caricatures, il avait l'ambition d'être un grand peintre, marquait sa place très haut, entre Vollon et Courbet.

Se trompait-il?.. Je n'entends rien à la peinture et ne l'aime guère, – tant d'autres s'y connaissent et se pâment devant, par profession! – Mais il me semble qu'André Gill avait ainsi que Doré la palette noire des crayonneurs. Son œil pris et comme hypnotisé par la ligne re