Souvenirs d'une actrice (2/3)
Louise Fusil
Louise Fusil
Souvenirs d'une actrice (2/3)
I
Boulogne-sur-Mer. – L'officier municipal maître d'anglais. – Arrivée de Pereyra, agent du comité de salut public. – Une famille d'émigrés. – Avis important. – Arrivée de Joseph Lebon. – Liste des suspects. – Stupeur causée par les arrestations pendant la nuit. – Le perruquier Agneret. – Je suis arrêtée ainsi que la famille de lady Montaigue. On nous conduit dans la cathédrale. – La soeur de mademoiselle Desgarcins. – J'obtiens une entrevue avec Joseph Lebon. – Manière dont je me tire d'affaire. – Un bal de section.
ГЂ notre retour il y avait beaucoup d'Anglais Г Boulogne-sur-Mer, et notre sociГ©tГ© fut aussi agrГ©able et aussi paisible qu'on pouvait l'espГ©rer Г une pareille Г©poque, jusqu'Г l'arrivГ©e d'un commissaire de la convention.
C'Г©tait un nommГ© Pereyra, ce mГЄme juif portugais qui avait accompagnГ© Marat chez Talma. Je le connaissais donc de vue et de rГ©putation; il avait de l'esprit et beaucoup d'astuce, de bonnes maniГЁres, des formes convenables; enfin c'Г©tait un homme dangereux. Il parlait parfaitement anglais. Il chercha Г s'introduire dans plusieurs maisons anglaises, ce qui ne lui fut pas difficile. Quelqu'un me dit d'avertir mes amis de prendre garde Г ce qu'ils diraient devant lui, parce que c'Г©tait un espion du comitГ© de salut public. Je m'en doutais du reste, car j'avais remarquГ© qu'Г table il trouvait le moyen de griser promptement ces messieurs, et que tout en buvant autant et mГЄme plus qu'eux, il conservait toute sa tГЄte et son sang-froid. Je les en avertis plusieurs fois; mais ce Pereyra profitait de l'usage qui oblige les dames de quitter la table, au dessert, tandis que les hommes restent Г fumer, Г boire et Г parler politique. Plusieurs de ceux qui furent arrГЄtГ©s dans la suite ne le durent qu'Г cette circonstance.
Quant Г moi, il cherchait Г m'effrayer sur le sort Г venir des personnes de ma connaissance ou de mes amis, peut-ГЄtre dans l'espoir de me faire parler aussi, mais nous jouions au plus fin, car je causais volontiers avec lui dans la mГЄme intention. Il y avait Г Boulogne une famille d'Г©migrГ©s; je ne la connaissais pas, mais lorsque nous nous rencontrions Г la promenade nous nous saluions. Pereyra parlant souvent d'eux, je cherchai l'occasion de leur dire en passant un mot, pour les avertir de se tenir sur leurs gardes. Je fus assez long-temps sans pouvoir y parvenir: enfin, un jour que Pereyra me plaisantait, en les appelant mes amis, car il avait remarquГ© que je leur portais intГ©rГЄt, je cherchai Г lui faire dire quelque chose de plus.
– Que pourrait-il donc leur arriver de si fâcheux, s'ils étaient arrêtés? lui dis-je en m'efforçant de sourire.
– Ah! une misère! ils seraient fusillés.
Je fis un mouvement.
– Je croyais qu'ils seraient seulement enfermés jusqu'à la paix, repris-je.
– Du tout; la loi sur les émigrés est précise. Il n'en manque pas ici: c'est le foyer de l'émigration.
Je fus fort effrayГ©e, et il me sembla que je me ferais un reproche toute ma vie, s'il leur arrivait malheur. J'Г©crivis au crayon, sur un petit morceau de papier: В«Ne restez pas ici, vous seriez arrГЄtГ©s.В»
ГЂ la nuit tombante, nous les rencontrГўmes sur la grГЁve, oГ№ nous nous promenions tous les soirs. Je glissai ce papier Г celui qui passait le plus prГЁs de moi, en lui faisant un signe de garder le silence; il parut surpris, mais je vis qu'il cachait mon papier. Sans doute qu'ils profitГЁrent de l'avis, car, Г mon grand contentement, je ne les revis plus. On pouvait encore Г©chapper alors: un peu plus tard cela devint trГЁs difficile. Combien de fois, depuis, je me suis fГ©licitГ©e d'avoir pris sur moi de faire cette dГ©marche, surtout lorsqu'on arrГЄta ce malheureux M. de Flahaut, qui n'eut pas le mГЄme bonheur! Il Г©tait arrivГ© Г Boulogne dans la matinГ©e, et comptait repartir le mГЄme soir; mais il eut l'imprudence de donner une piГЁce d'or Г un commissionnaire pour porter une lettre.