Le vicomte de Bragelonne, Tome III.
Alexandre Dumas
Alexandre Dumas
Le vicomte de Bragelonne, Tome III
Chapitre CXXXII – Psychologie royale
Le roi entra dans ses appartements d'un pas rapide.
Peut-ГЄtre Louis XIV marchait-il si vite pour ne pas chanceler. Il laissait derriГЁre lui comme la trace d'un deuil mystГ©rieux.
Cette gaietГ©, que chacun avait remarquГ©e dans son attitude Г son arrivГ©e, et dont chacun s'Г©tait rГ©joui, nul ne l'avait peut-ГЄtre approfondie dans son vГ©ritable sens; mais ce dГ©part si orageux, ce visage si bouleversГ©, chacun le comprit, ou du moins le crut comprendre facilement.
La lГ©gГЁretГ© de Madame, ses plaisanteries un peu rudes pour un caractГЁre ombrageux, et surtout pour un caractГЁre de roi; l'assimilation trop familiГЁre, sans doute, de ce roi Г un homme ordinaire; voilГ les raisons que l'assemblГ©e donna du dГ©part prГ©cipitГ© et inattendu de Louis XIV.
Madame, plus clairvoyante d'ailleurs, n'y vit cependant point d'abord autre chose. C'Г©tait assez pour elle d'avoir rendu quelque petite torture d'amour-propre Г celui qui, oubliant si promptement des engagements contractГ©s, semblait avoir pris Г tГўche de dГ©daigner sans cause les plus nobles et les plus illustres conquГЄtes.
Il n'Г©tait pas sans une certaine importance pour Madame, dans la situation oГ№ se trouvaient les choses, de faire voir au roi la diffГ©rence qu'il y avait Г aimer en haut lieu ou Г courir l'amourette comme un cadet de province.
Avec ces grandes amours, sentant leur loyautГ© et leur toute- puissance, ayant en quelque sorte leur Г©tiquette et leur ostentation, un roi, non seulement ne dГ©rogeait point, mais encore trouvait repos, sГ©curitГ©, mystГЁre et respect gГ©nГ©ral.
Dans l'abaissement des vulgaires amours, au contraire, il rencontrait, mГЄme chez les plus humbles sujets, la glose et le sarcasme; il perdait son caractГЁre d'infaillible et d'inviolable. Descendu dans la rГ©gion des petites misГЁres humaines, il en subissait les pauvres orages.
En un mot, faire du roi-dieu un simple mortel en le touchant au coeur, ou plutГґt mГЄme au visage, comme le dernier de ses sujets, c'Г©tait porter un coup terrible Г l'orgueil de ce sang gГ©nГ©reux: on captivait Louis plus encore par l'amour-propre que par l'amour. Madame avait sagement calculГ© sa vengeance; aussi, comme on l'a vu, s'Г©tait-elle vengГ©e.
Qu'on n'aille pas croire cependant que Madame eГ»t les passions terribles des hГ©roГЇnes du Moyen Age et qu'elle vГ®t les choses sous leur aspect sombre; Madame, au contraire, jeune, gracieuse, spirituelle, coquette, amoureuse, plutГґt de fantaisie, d'imagination ou d'ambition que de coeur; Madame, au contraire, inaugurait cette Г©poque de plaisirs faciles et passagers qui signala les cent vingt ans qui s'Г©coulГЁrent entre la moitiГ© du XVIIe siГЁcle et les trois quarts du XVIIIe.
Madame voyait donc, ou plutГґt croyait voir les choses sous leur vГ©ritable aspect; elle savait que le roi, son auguste beau-frГЁre, avait ri le premier de l'humble La ValliГЁre, et que, selon ses habitudes, il n'Г©tait pas probable qu'il adorГўt jamais la personne dont il avait pu rire, ne fГ»t-ce qu'un instant.
D'ailleurs, l'amour-propre n'Г©tait-il pas lГ , ce dГ©mon souffleur qui joue un si grand rГґle dans cette comГ©die dramatique qu'on appelle la vie d'une femme; l'amour-propre ne disait-il point tout haut, tout bas, Г demi-voix, sur tous les tons possibles, qu'elle ne pouvait vГ©ritablement, elle, princesse, jeune, belle, riche, ГЄtre comparГ©e Г la pauvre La ValliГЁre, aussi jeune qu'elle, c'est vrai, mais bien moins jolie, mais tout Г fait pauvre? Et que cela n'Г©tonne point de la part de Madame; on le sait, les plus grands caractГЁres sont ceux qui se flattent le plus dans la comparaison qu'ils font d'eux aux autres, des autres Г eux.
Peut-ГЄtre demandera-t-on ce que voulait Madame avec cette attaque si savamment combinГ©e? Pourquoi tant de forces dГ©ployГ©es, s'il ne s'agissait de dГ©busquer sГ©rieusement le roi d'un coeur tout neuf dans lequel il comptait se loger! Madame avait-elle donc besoin de