Histoire de Sibylle
Octave Feuillet
Octave Feuillet
Histoire de Sibylle
PREMIERE PARTIE
I
LES FERIAS
Une belle journГ©e du mois d'aoГ»t Г©tait prГЁs de finir. La petite et massive Г©glise de FГ©rias, qui couronne le sommet arrondi d'une falaise, sur la cГґte orientale de la presqu'Г®le normande, agitait ses deux cloches au timbre grГЄle sur un rythme d'allГ©gresse. Une multitude endimanchГ©e venait de se rГ©pandre hors de l'Г©glise, et bourdonnait dans le cimetiГЁre: elle accueillit d'un murmure satisfait l'apparition d'une nourrice normande en grand appareil qui se prГ©senta presque aussitГґt sur le seuil du porche, berГ§ant Г l'ombre des grandes ailes de sa coiffe un enfant richement enveloppГ© dans ses langes de baptГЄme. La foule s'ouvrit devant cette importante personne, qui daignait toutefois suspendre de temps Г autre sa marche triomphale pour soulever, au bГ©nГ©fice des commГЁres attendries, les voiles de l'enfant. La nourrice Г©tait suivie par deux domestiques en livrГ©e noire, chargГ©s de lourdes sacoches, qui attiraient exclusivement l'attention de la partie la moins sentimentale du public. Tout Г coup le curГ©, encore revГЄtu de l'Г©tole, sortit de l'Г©glise avec une mine affairГ©e, et adressa quelques mots aux domestiques, qui s'Г©loignГЁrent Г la hГўte, entraГ®nant la foule sur leurs pas. Peu d'instants aprГЁs, le curГ©, homme robuste, dГ©jГ mГ»r et dont le visage respirait une honnГЄte bonhomie, se trouvait seul dans l'enceinte du petit cimetiГЁre, et on entendait au loin, se mГЄlant Г la confuse rumeur des flots sur la grГЁve, les cris des enfants qui se disputaient, sur le revers de la lande, les largesses accoutumГ©es. En mГЄme temps l'Г©glise cessa de faire rГ©sonner son carillon de fГЄte, et sa simple architecture reprit dans la solitude ce caractГЁre de rigiditГ© et de mГ©lancolie que l'OcГ©an semble reflГ©ter sur tout ce qui l'approche. DerriГЁre les grands bois qui voilent l'horizon du cГґtГ© de la terre, et qui suivent Г perte de vue, parallГЁlement au rivage, les ondulations des collines, le soleil descendait dans sa gloire, perГ§ant de mille flГЁches d'or les masses Г©paisses du feuillage: ses obliques rayons glissaient encore sur le sommet de la falaise et faisaient miroiter les vitraux de l'Г©glise; mais ils n'arrivaient dГ©jГ plus jusqu'Г la mer, dont l'azur s'assombrissait brusquement.
En cet instant, la porte de l'Г©glise s'ouvrit: un vieux monsieur et une vieille dame, tous deux d'une taille Г©levГ©e et un peu frГЄle, avec un grand air de distinction et de douce dignitГ©, descendirent lentement les degrГ©s du porche: ils s'avancГЁrent vers deux plaques de marbre blanc accouplГ©es sur deux tombes voisines, et s'agenouillГЁrent cГґte Г cГґte. Le curГ© s'agenouilla Г quelques pas derriГЁre eux.
AprГЁs quelques minutes, le vieux monsieur se releva: il toucha l'Г©paule de la vieille dame, qui priait la tГЄte dans ses mains:
– Allons, Louise! dit-il doucement.
Elle se leva aussitГґt, le regarda, et ses yeux pleins de larmes lui sourirent. Il l'attira Г lui, et posa ses lГЁvres Г©mues sur le front pГўle et pur qu'elle lui tendait. Le curГ© s'approcha.
– Monsieur le marquis, dit-il avec une sorte de timidité, celui qui avait donné a repris: que son nom soit béni, n'est-ce pas?
Le vieillard soupira, attacha un moment son regard sur la mer, puis sur le ciel, et se dГ©couvrant:
– Oui, monsieur, dit-il, qu'il soit béni!
Il prit alors le bras de la vieille dame et sortit avec elle du cimetiГЁre.
Une demi-heure plus tard, comme la nuit achevait de tomber, une voiture, roulant sans bruit sur la terre humide d'une sombre avenue, ramenait au chГўteau de FГ©rias tout ce qui restait alors de l'antique famille de ce nom, les deux aГЇeux que nous avons vus penchГ©s sur deux tombes, et l'orpheline aux yeux bleus qui venait de recevoir au baptГЄme les noms de Sibylle-Anne, traditionnels depuis des siГЁcles dans sa maison.
Il y avait Г cette Г©poque un peu plus d'un an que le marquis et la marquise de FГ©rias avaient perdu successivement, Г quelques jours d'intervalle,