Le second rang du collier
Judith Gautier
Judith Gautier
Le second rang du collier
I
– Je suis sûr, Théo, que mam'zelle Huai, enseigne à vos filles le plus pur accent marseillais et qu'elles prononcent: des oiegnons.
C'est Paul de Saint-Victor qui taquine ainsi mon pГЁre, Г propos de notre institutrice, M
Honorine Huet (qu'il prononce: Huai, mГ©chamment sans faire sonner le T, pour imiter le parler du midi) car il a une antipathie marquГ©e pour la grave personne qui nous dirige. Quand il vient Г la maison, il ne manque jamais de lui dГ©cocher, du haut de son raide faux col, quelque piquante malice, qu'Honorine accueille par un rire gras, qui sonne faux, et des minauderies pincГ©es. Toujours, aussi, le grand critique s'arrГЄtait, comme s'il le voyait pour la premiГЁre fois, devant: Le rГЁglement, que M
Huet avait placardé sur une porte, et qui disciplinait chaque heure de notre journée. Il affectait une grande surprise, relisait chaque article, avec une attention narquoise et des commentaires ironiques. Une fois – il nous avait rencontrées quelques jours auparavant, à une matinée du Théâtre-Français seules dans une loge avec M
Huet et écoutant mélancoliquement Britannicus– Saint-Victor ajouta de sa main au code d'Honorine un paragraphe ainsi conçu:
В«Quand on aura Г©tГ© particuliГЁrement mГ©chantes, qu'on aura poussГ© la perversitГ© jusqu'Г ne pas se conformer au rГЁglement, on ira, pour faire pГ©nitence, voir une tragГ©die.В»
Ce fut Г Enghien, oГ№ nous avions passГ© le dernier Г©tГ©, que M
Huet commença de régner sur ma sœur et sur moi. Succédant à la surveillance, toute affectueuse de notre gentille bonne alsacienne qui nous laissait une liberté presque complète, cette tutelle trop attentive ne pouvait pas être acceptée, par nous, sans rébellion et sans luttes. Cependant, le séjour à la campagne, la saison, les promenades, nous permettaient encore d'échapper assez souvent à la tyrannie; les devoirs étaient peu nombreux et pas trop sévères; mais nous voyions approcher avec inquiétude la fin des vacances.
Le retour d'Enghien Г Paris lut marquГ© par un incident comique, rГ©sultat d'une mГ©chante espiГЁglerie de ma sЕ“ur et de moi, dirigГ©e contre l'institutrice.
La passion de M
Huet pour les escargots n'Г©tait pas Г©goГЇste: pieusement, en rentrant Г Paris, elle en rapportait Г sa mГЁre plein un panier de tout vivants. DГЁs l'aube, elle Г©tait allГ©e les cueillir sur les vignes roussies par l'automne, tenant secrГЁte son expГ©dition, car elle savait notre rГ©pugnance Г tous pour son mets favori. Aussi ne soufflait-elle mot sur le colis supplГ©mentaire qu'elle emportait, posГ© Г terre, dans le wagon, et Г demi dissimulГ© par sa jupe.
Tout de suite ce mystГ©rieux paquet nous avait intriguГ©es et nous n'avions pas Г©tГ© longues Г dГ©couvrir, par le cliquetis des coquilles grouillantes, ce qu'il contenait.
La malice fut vite rГ©solue: le panier adroitement entr'ouvert; et, le coup fait, la contemplation innocente du paysage nous absorba complГЁtement.
Le cri que nous attendions, sans avoir l'air d'y penser, ne tarde pas Г Г©clater: l'exode des escargots est commencГ©e: cornes tendues ils explorent la voiture et les jambes des voyageurs, argentant les vГЄtements, engluant les capitons. On s'affole, des Г©crasements flasques craquent sous les pieds; M
Huet, cramoisie et conciliante, cherche Г rattraper les fugitifs pour les replonger dans leur geГґle, mais ma mГЁre, impitoyable, empoigne le panier et envoie le tout par la portiГЁre.
A cette fin d'automne, en revenant de la campagne, M
Huet retourna habiter chez elle avec sa mère et sa sœur, la belle Virginie, qui nous donnait ça et là de vagues leçons de piano; mais à peine étions-nous levées qu'elle arrivait, ponctuelle, et nous prenait en main, comme un attelage encore mal dressé.
A force de patience, de tГ©nacitГ©: grГўce Г une faconde persuasive dont elle nous Г©tourdissait, la pompeuse Honorine parvenait Г vaincre nos rГ©voltes et nous conduisait presque comme elle le voulait.
Ce fut pour