Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia
Ugo Foscolo
Ugo Foscolo
Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia
PRÉFACE
—
Il y a environ trois ans, au moment où j'écris ces lignes, comme je sortais à minuit des coulisses de Saint-Charles, le portier du théâtre me remit mystérieusement un billet parfumé qui contenait en pur toscan cette laconique invitation:
В«Si vous voulez connaГ®tre M. Alexandre Dumas, venez tout de suite souper avec moi.
В В В В В»C. M.В»
Je traversai en courant les rues de Toledo et de ChiaГЇa, en homme qui flaire une cГ©lГ©britГ© de premier ordre; je franchis d'un pas lГ©ger la porte de l'hГґtel Vittoria, et je me disposais Г monter rapidement l'escalier, lorsque je m'arrГЄtai tout Г coup, frappГ© par une rГ©flexion passablement humiliante. Je ne savais pas un mot de la langue de l'auteur de Henri III et de Christine, et, d'un autre cГґtГ©, je connaissais parfaitement avec quel profond dГ©dain les compatriotes de M. Dumas traitent les langues Г©trangГЁres, sous prГ©texte que NapolГ©on a donnГ© des leГ§ons de franГ§ais Г tout le monde. Un moment je songeai au latin, et je me crus sauvГ©. Mais mon illusion n'eut pas une longue durГ©e; car je rГ©flГ©chis Г la diversitГ© des prononciations, et je me rappelai avec une effroyable luciditГ© qu'ayant eu l'honneur, quelques annГ©es auparavant, d'ГЄtre prГ©sentГ© Г sir Walter Scott, j'avais eu tant de peine Г comprendre son latin, que j'aurais presque mieux aimГ© qu'il m'eГ»t parlГ© Г©cossais. Il ne me restait que la pantomime, langue excessivement rГ©pandue, mais trГЁs-peu commode pour une conversation littГ©raire. Je dois avouer, Г ma grande confusion, que, cette fois, je me trompais complГЁtement sur la valeur philologique de MM. les FranГ§ais. M. Dumas me serra la main avec cette franche cordialitГ© que tout le monde lui connaГ®t, et me parla en italien tout le reste de la nuit. Nous causГўmes musique, voyages, littГ©rature; mon Г©tonnement Г©tait au comble. M. Dumas apprГ©ciait avec une si profonde connaissance les beautГ©s intimes de nos Г©crivains les plus Г©minents, que je ne tardai pas Г m'apercevoir que l'illustre dramaturge venait en conquГ©rant nous enlever quelqu'un de nos chefs-d'Е“uvre, et qu'il prГ©mГ©ditait son coup avec tant d'adresse, que personne ne pourrait l'obliger Г la restitution.
La traduction des Lettres de Jacopo Ortis prouve que mes prГ©visions n'ont pas Г©tГ© trompГ©es. M. Dumas a rivalisГ© dignement avec Foscolo; Ortis lui appartient de tout droit: c'est Г la fois une conquГЄte et un hГ©ritage.
La nature, qui se rГ©pГЁte souvent dans le type des visages humains, produit aussi de temps Г autre des Гўmes qui se ressemblent comme des sЕ“urs; les intelligences jumelles se rapprochent, se devinent, se complГЁtent mutuellement. Alors, le poГ«te qui est arrivГ© le dernier dans l'ordre des temps s'inspire de l'Е“uvre de son devancier; le mГЄme sang coule dans ses veines, les mГЄmes passions gonflent son cЕ“ur: c'est la transformation de l'esprit, c'est le magnГ©tisme du gГ©nie. Dans ce cas, le traducteur ne reproduit pas; il crГ©e une seconde fois. M. Dumas n'a eu qu'Г tendre l'oreille; une voix vibra dans son cЕ“ur. Lequel, des deux poГ«tes, a Г©crit le premier? C'est une affaire de date. Quant Г l'auteur franГ§ais, pour voir s'il Г©tait dans les conditions favorables pour produire une Е“uvre Г©minente, nous n'avons qu'Г jeter un coup d'Е“il rapide, nous ne dirons pas sur l'original, mais sur le sujet qu'il a choisi.
La vie de Foscolo est connue plus que ses ouvrages: c'est un immense roman dont les Lettres d'Ortis sont Г peine un Г©pisode; c'est une lugubre odyssГ©e dont lui seul, le jeune enthousiaste, aurait pu ГЄtre Г la fois l'Ulysse et l'HomГЁre. JetГ© par l'exil sur une terre Г©trangГЁre, il a acquis la triste cГ©lГ©britГ© du malheur. Comme Jean-Jacques, comme Byron, comme tous les gГ©nies exceptionnels, il n'a fait que reproduire exactement ce qui se passait dans son cЕ“ur. Sans cette fiГЁvre dГ©vorante qui leur brГ»le les lГЁvres et leur dГ©chire la poitrine, pourquoi ces infortunГ©s subli