L'autre Tartuffe, ou La mГЁre coupable
Pierre Beaumarchais
L'autre Tartuffe, ou La mГЁre coupable
UN MOT SUR LA MГ€RE COUPABLE
PENDANT ma longue proscription, quelques amis zélés avaient imprimé cette Pièce, uniquement pour prévenir l'abus d'une contrefaçon infidèle, furtive, et prise à la volée pendant les représentations[1 - Elle fut représentée, pour la première fois, au Théâtre du Marais, le 26 Juin 1792.]. Mais ces amis eux-mêmes, pour éviter d'être froissés par les agens de la terreur, s'ils eussent laissé leurs vrais titres aux personnages espagnols, (car alors tout était péril) se crurent obligés de les défigurer, d'altérer même leur langage, et de mutiler plusieurs scènes.
Honorablement rappelé dans ma patrie, après quatre années d'infortunes, et la Pièce étant désirée par les anciens Acteurs du Théâtre français, dont on connaît les grands talens; je la restitue en entier dans son premier état. Cette édition est celle que j'avoue.
Parmi les vues de ces artistes, j'entre dans celle de prГ©senter, en trois sГ©ances consГ©cutives, tout le roman de la famille Almaviva, dont les deux premiГЁres Г©poques ne semblent pas, dans leur gaГ®tГ© lГ©gГЁre, offrir de rapport bien sensible avec la profonde et touchante moralitГ© de la derniГЁre; mais qui, dans le plan de l'auteur, ont une connexion intime, propre Г verser le plus vif intГ©rГЄt sur les reprГ©sentations de la MГЁre coupable.
J'ai donc pensГ© avec les ComГ©diens, que nous pouvions dire au Public: AprГЁs avoir bien ri, le premier jour, au Barbier de SГ©ville, de la turbulente jeunesse du Comte Almaviva, laquelle est Г -peu-prГЁs celle de tous les hommes:
AprГЁs avoir, le second jour, gaГ®ment considГ©rГ©, dans la Folle journГ©e, les fautes de son Гўge viril, et qui sont trop souvent les nГґtres:
Par le tableau de sa vieillesse, et voyant la MГЁre coupable, venez vous convaincre avec nous, que tout homme qui n'est pas nГ© un Г©pouvantable mГ©chant, finit toujours par ГЄtre bon, quand l'Гўge des passions s'Г©loigne, et sur-tout quand il a goГ»tГ© le bonheur si doux d'ГЄtre pГЁre! c'est le but moral de la PiГЁce. Elle en renferme plusieurs autres que ses dГ©tails feront sortir.
Et moi, l'Auteur, j'ajoute ici: Venez juger la Mère coupable, avec le bon esprit qui l'a fait composer pour vous. Si vous trouvez quelque plaisir à mêler vos larmes aux douleurs, au pieux repentir de cette femme infortunée: si ses pleurs commandent les vôtres, laissez-les couler doucement. Les larmes qu'on verse au théâtre, sur des maux simulés qui ne font pas le mal de la réalité cruelle, sont douces. On est meilleur quand on se sent pleurer. On se trouve si bon après la compassion!
Auprès de ce tableau touchant, si j'ai mis sous vos yeux le machinateur, l'homme affreux qui tourmente aujourd'hui cette malheureuse famille; Ah! je vous jure que je l'ai vu agir; je n'aurais pas pu l'inventer. Le Tartuffe de Molière était celui de la religion: aussi de toute la famille d'Orgon, ne trompa-t-il que le chef imbécile! Celui-ci, bien plus dangereux, Tartuffe de la probité, a l'art profond de s'attirer la respectueuse confiance de la famille entière qu'il dépouille. C'est celui-là qu'il fallait démasquer. C'est pour vous garantir des piéges de ces monstres (et il en existe par-tout) que j'ai traduit sévèrement celui-ci sur la scène française. Pardonnez-le moi, en faveur de sa punition, qui fait la clôture de la Pièce. Ce cinquième acte m'a couté; mais je me serais cru plus méchant que Bégearss, si je l'avais laissé jouir du moindre fruit de ses atrocités; si je ne vous eusse calmés après des alarmes si vives.
Peut ГЄtre ai-je attendu trop tard pour achever cet ouvrage terrible qui me consumait la poitrine, et devait ГЄtre Г©crit dans la force de l'Гўge. Il m'a tourmentГ© bien long-temps! Mes deux comГ©dies espagnoles ne furent faites que pour le prГ©parer. Depuis, en vieillissant, j'hГ©sitais de m'en occuper: je craignais de manquer de force; et peut-ГЄtre n'en ai-je plus Г l'Г©poque oГ№ je l'ai tentГ©! mais enfin,