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Julia de TrГ©coeur

Octave Feuillet

Octave Feuillet

Julia de TrГ©coeur

I

Tous ceux qui, comme nous, ont connu Raoul de Trécoeur dans sa première jeunesse le croyaient destiné à une grande renommée. Il avait reçu des dons très-remarquables; il reste de lui deux ou trois esquisses et quelques centaines de vers qui promettaient un maître; mais il était fort riche et avait été fort mal élevé: il tourna vite au dilettantisme. Parfaitement étranger, comme la plupart des hommes de sa génération, au sentiment du devoir, il se laissa emporter à toutes guides par ses instincts, qui étaient, heureusement pour les autres, plus vifs que malfaisants. Aussi le plaignit-on généralement quand il mourut en pleine jeunesse, pour avoir aimé sans discrétion tout ce qui lui était agréable. Le pauvre garçon, disait-on, n'avait fait de mal qu'à lui; – ce qui, d'ailleurs, n'était pas exact.

Trécoeur avait épousé à vingt-cinq ans sa cousine Clodilde-Andrée de Pers, honnête et gracieuse personne qui n'avait d'une mondaine que les élégances. Madame de Trécoeur avait vécu avec son mari dans une région de tempêtes malsaines où elle se sentait dépaysée et comme dégradée. Il la tourmentait de ses remords presque autant que de ses fautes. Il la regardait avec raison comme un ange et pleurait à ses pieds quand il l'avait trahie, se désespérant d'être indigne d'elle, d'être victime de son tempérament et d'avoir vu le jour dans un siècle sans croyances. Il menaça un jour de se tuer dans le boudoir de sa femme, si elle ne lui pardonnait; elle lui pardonna, naturellement. Toute cette partie dramatique troublait Clodilde dans sa vie résignée. Elle eût préféré un malheur plus tranquille et sans phrases.

Tous les amis de son mari avaient Г©tГ© amoureux d'elle et avaient fondГ© de grandes espГ©rances sur son abandon; mais les maris infidГЁles ne font pas toujours les femmes coupables. C'est mГЄme souvent le contraire, tant ce pauvre monde est peu soumis aux lois de la logique. Bref, madame de TrГ©coeur, aprГЁs la mort de son mari, demeura sur la rive, Г©puisГ©e et brisГ©e, mais sans tache.

De cette triste union Г©tait nГ©e une fille, nommГ©e Julia, que son pГЁre, malgrГ© toutes les rГ©sistances de Clodilde, avait gГўtГ©e Г  outrance. On connaissait l'idolГўtrie de M. de TrГ©coeur pour sa fille, et le monde, avec sa mollesse de jugement habituelle, lui pardonnait volontiers sa vie scandaleuse en faveur de ce mГ©rite, qui n'en est pas toujours un. Il n'est pas trГЁs-difficile, en effet, d'aimer ses enfants; il suffit de n'ГЄtre pas un monstre. L'amour qu'on leur porte n'est pas en lui-mГЄme une vertu: c'est une passion qui, comme toutes les autres, est bonne ou mauvaise, suivant qu'on en est le maГ®tre ou le valet. On peut mГЄme penser qu'il n'est point de passion qui puisse ГЄtre plus que celle-lГ  fГ©conde pour le bien ou pour le mal.

Julia paraissait magnifiquement douée; mais son naturel ardent et précoce s'était développé, grâce à l'éducation paternelle, comme en pleine forêt vierge, à tort et à travers. C'était une petite personne brune et pâle, souple, élancée, avec de grands yeux bleus, pleins de feu, des cheveux noirs en broussailles et des sourcils d'un arc superbe. Son air habituel était réservé et hautain; cependant, elle déposait en famille ces apparences majestueuses pour faire la roue sur le tapis. Elle avait des jeux qu'elle inventait. Elle traduisait ses leçons d'histoire en petits drames mêlés de discours au peuple, de dialogues, de musique et particulièrement de courses de chars. Malgré sa mine sérieuse, elle était bouffonne à ses heures, et parodiait cruellement les gens qui ne lui plaisaient pas.

Elle montrait pour son pГЁre une prГ©dilection passionnГ©e, bizarrement combattue par les sentiments de pitiГ© attendrie qu'inspiraient Г  son jeune coeur les tristesses de sa mГЁre. Elle la voyait souvent pleurer; elle se jetait alors Г  ses pieds en peloton, et demeurait lГ  pendant des heures, immobile et muette, la regardant d'un oeil humide et buvant d