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La Daniella, Vol. II

Жорж Санд

George Sand

La Daniella, Vol. II

XXX

Mondragone, 18 avril.

Je suis vraiment ici le plus heureux des hommes, et je sens bien que ce sont lГ  les plus beaux jours de ma vie. Chaque moment augmente ma passion pour cette adorable femme qui, bien rГ©ellement, ne respire que pour moi. Cette ivresse d'amour ne sera-t-elle qu'une lune de miel? Non, c'est impossible, car je ne comprends plus comment j'accepterais la vie si cette ferveur se refroidissait de part ou d'autre. Elle me semble inГ©puisable. Ce qui est grand et beau peut-il donc nous lasser? On dit pourtant qu'il faut un miracle pour que l'amour dure; je crois plutГґt qu'il en faut un bien terrible pour qu'il finisse.

C'est une existence bizarre, mais délicieuse pour moi, que celle que je mène ici. Mes dix heures de solitude absolue sur vingt-quatre s'envolent comme un instant, et, loin de m'inquiéter de ce dicton vulgaire que le temps parait long quand on s'ennuie, je m'aperçois que c'est le contraire absolument qui m'arrive. Les heures que la Daniella passe auprès de moi me semblent longues comme des, siècles, parce qu'elles sont remplies d'émotions et de joies indicibles. Je remercie Dieu de l'illusion où je suis que j'ai vécu déjà, avec cette compagne venue du ciel, une éternité de bonheur.

Quand je suis seul, je m'occupe et me rends compte des heures qui fuient trop vite pour mes besoins de travail. Quand elle est lГ , j'entre dans une phase sur laquelle il me semble que la course du temps n'a pas de prise, puisque chaque instant me rend plus vivant, plus Г©pris, plus naГЇf, plus jeune que je ne l'Г©tais l'instant d'auparavant. Oh! oui, oui, nous sommes immortels: l'amour nous en donne la claire rГ©vГ©lation!

J'ai mis de l'ordre dans mes journГ©es pour les rendre aussi profitables que possible; nous nous levons Г  cinq heures, nous dГ©jeunons ensemble, je la reconduis jusqu'Г  la porte du parterre, et je m'enferme; nous avons chacun une clef de cette porte-lГ . Je cours Г  mon atelier faire ma palette et peindre, car j'ai esquissГ© mon tableau, et j'y travaille assidГ»ment. A midi, je prends, sur ma terrasse du casino, ma trГЁs-frugale collation. Je fume et lis un peu dans les livres classiques que Daniella m'apporte de la villa Taverna, oГ№ il y a un reste de bibliothГЁque dans les greniers. Quelques pages chaque jour me suffisent pour retremper ce coin du cerveau qu'il ne faut pas laisser atrophier. Les choses Г©crites, bonnes ou mГ©diocres, vraies ou fausses, entretiennent toujours un lien de souvenir on de raisonnement entre nous et ce non-moi des mГ©taphysiciens qui est encore nous, quoi qu'ils en disent. Je fais ma promenade en continuant mon cigare et mes rГ©flexions sur ma lecture; puis, je travaille d'aprГЁs nature, jusqu'au moment oГ№ le soleil m'avertit qu'il faut rentrer au casino pour faire le mГ©nage avec un soin extrГЄme, en attendant ma Daniella.

J'ai déjà ici toutes mes habitudes et toutes mes aises. J'ai trouvé, dans un coin noir, sous des copeaux, deux fauteuils dorés très-misérables, que j'ai recloués et solidifiés, car la surdité du Pianto me permet décidément de me servir du marteau, avec un peu de précaution seulement. J'ai rétabli l'équilibre de la table et je l'ai frottée et cirée pour la rendre appétissante. J'ai rendu les vitres claires, et, pour entretenir les fleurs dans le vase de la cheminée, je sais dans quels coins humides fleurissent les iris de velours noir à coeur jaune, et le long de quels murs poussent encore des giroflées d'un beau ton de carmin. Il y a bien cinquante ans que ces plantes n'ont reçu aucune culture; elles sont devenues simples, de doubles qu'elles étaient; mais elles n'en sont ni plus tristes ni moins parfumées. Le réséda de nos jardins pousse ici sur les vieux murs comme l'ortie chez nous. L'asphodèle blanc doublé de vert, qui pousse en quantité dans le parterre, est une espèce magnifique que je n'ai pas rencontrée ailleurs, et que je crois exotique. Elle serait aussi un vestige de l'anc