Mensonges
Paul Bourget
Paul Bourget
Mensonges
DÉDICACE
В В В В ГЂ Louis Ganderax.
J'ai composé toute une portion de ce livre, mon cher Louis, en Angleterre, et dans l'angle d'un bow-window pareil à celui qui bombait de notre salon commun sur une fraîche pelouse, à Shanklin, durant l'été de 1880. Tandis que je travaillais à cette œuvre de doute et d'analyse triste, dans ma solitude d'outre-Manche, cette année-ci, j'ai bien souvent évoqué, pour me reposer de ces noires imaginations, le souvenir de notre gaieté d'alors. Je revoyais la servante, au pâle visage digne d'une vierge de Burne Jones, qui passait, silencieuse et légère, comme un esprit; les hôtes charmants qui nous recevaient dans le poétique Rylstone; et ce chine, ce ravin, touffu et ombreux, à l'extrémité duquel bleuissait la mer et où les fougères verdoyaient, si hautes, si vivantes, si délicates! Mais c'est à vous surtout que je pensais, mon cher Louis, et au charme de votre sûre amitié qui m'a donné tant d'heures précieuses depuis ces heures lointaines. Trouvez ici, dans l'offre que je vous fais de ce nouveau roman, un témoignage trop faible de l'affection que je vous ai vouée en retour, – affection qui, elle du moins, n'est pas un mensonge.
В В В В P. B.
Paris, 26 Octobre 1887.
I
UN COIN DE PROVINCE ГЂ PARIS
« Monsieur, » fit le cocher en se penchant du haut de son siège, « la grille est fermée… »
– « À neuf heures et demie!.. » répondit une voix de l'intérieur de la voiture. « Quel quartier! Ce n'est pas la peine de descendre; le trottoir est sec, j'irai à pied… » Et la portière s'ouvrit pour donner passage à un homme encore jeune, qui releva frileusement le collet de loutre de son pardessus, et avança sur le pavé des souliers découverts. Ces souliers vernis, les chaussettes de soie à fleurs, le pantalon noir et le chapeau d'étoffe témoignaient que, sous la fourrure, ce personnage cachait une complète tenue de soirée. La voiture était un de ces fiacres sans numéro qui stationnent à la porte des cercles, et, tout en assurant son cheval, le cocher, peu habitué à ce coin provincial de Paris, se prit à regarder, comme faisait son client lui-même, cette entrée d'une rue, vraiment excentrique, bien qu'elle fût située sur le bord du faubourg Saint-Germain. Mais à cette époque, – en 1879 et vers le commencement de février, – cette rue Coëtlogon, qui joint la rue d'Assas à la rue de Rennes, présentait encore la double particularité d'être close par une grille, et, la nuit, éclairée par une lanterne suspendue, suivant l'ancienne mode, à une corde transversale. Aujourd'hui la physionomie de l'endroit a bien changé. Il a disparu, le mystérieux hôtel, à droite, placé de guingois au milieu de son jardin, et qui abritait sans doute une calme existence de douairière. Les terrains vagues qui rendaient cette rue Coëtlogon inabordable aux voitures du côté de la rue de Rennes, comme la grille l'isolait du côté de la rue d'Assas, ont été nettoyés de leurs amas de pierres. Les becs de gaz ont remplacé la lanterne. À peine si deux pavés un peu inégaux marquent la place des barreaux sur lesquels jouaient les portes mobiles de la grille, que l'on poussait seulement chaque soir au lieu de les verrouiller. Le jeune homme n'eut donc pas à sonner pour se faire ouvrir, mais, avant de s'engager dans la mince ruelle, il s'arrêta quelques minutes devant le paysage que formaient cette impasse sombre, le jardin de droite, la ligne des maisons déjà presque toutes éteintes à gauche, au fond les masses confuses des bâtisses en construction, la lanterne ancienne au centre. Là -haut, une froide lune d'hiver brillait dans un ciel tragique, un ciel vaste, pommelé de nuages mobiles et qui couraient vite. Ils passaient, passaient devant cette lune claire, et voilaient à chaque fois légèrement son éclat de métal, comme rendu plus vif lorsque ces vapeurs mobiles se creusaient soudain en une portion d'espace toute li