Les contemplations. Autrefois, 1830-1843
Victor Hugo
Victor Hugo
Les contemplations / Autrefois, 1830-1843
LES CONTEMPLATIONS
Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants,
Passer, gonflant ses voiles,
Un rapide navire enveloppГ© de vents,
De vagues et d'Г©toiles;
Et j'entendis, penchГ© sur l'abГ®me des cieux
Que l'autre abГ®me touche,
Me parler Г l'oreille une voix dont mes yeux
Ne voyaient pas la bouche:
В«PoГ«te, tu fais bien! PoГ«te au triste front,
Tu rГЄves prГЁs des ondes,
Et tu tires des mers bien des choses qui sont
Sous les vagues profondes!
La mer, c'est le Seigneur, que, misГЁre ou bonheur,
Tout destin montre et nomme;
Le vent, c'est le Seigneur; l'astre, c'est le Seigneur;
Le navire, c'est l'homme.В»
В В В В Juin 1839.
LIVRE PREMIER
AURORE
I
ГЂ MA FILLE
O mon enfant, tu vois, je me soumets.
Fais comme moi: vis du monde Г©loignГ©e;
Heureuse? non; triomphante? jamais.
-RГ©signГ©e! -
Sois bonne et douce, et lГЁve un front pieux.
Comme le jour dans les cieux met sa flamme,
Toi, mon enfant, dans l'azur de tes yeux
Mets ton Гўme!
Nul n'est heureux et nul n'est triomphant.
L'heure est pour tous une chose incomplГЁte;
L'heure est une ombre, et notre vie, enfant,
En est faite.
Oui, de leur sort tous les hommes sont las.
Pour être heureux, à tous, – destin morose! -
Tout a manquГ©. Tout, c'est-Г -dire, hГ©las!
Peu de chose.
Ce peu de chose est ce que, pour sa part,
Dans l'univers chacun cherche et dГ©sire:
Un mot, un nom, un peu d'or, un regard,
Un sourire!
La gaГ®tГ© manque au grand roi sans amours;
La goutte d'eau manque au dГ©sert immense.
L'homme est un puits oГ№ le vide toujours
Recommence.
Vois ces penseurs que nous divinisons,
Vois ces hГ©ros dont les fronts nous dominent,
Noms dont toujours nos sombres horizons
S'illuminent!
AprГЁs avoir, comme fait un flambeau,
Г‰bloui tout de leurs rayons sans nombre,
Ils sont allГ©s chercher dans le tombeau
Un peu d'ombre.
Le ciel, qui sait nos maux et nos douleurs,
Prend en pitiГ© nos jours vains et sonores.
Chaque matin, il baigne de ses pleurs
Nos aurores.
Dieu nous Г©claire, Г chacun de nos pas,
Sur ce qu'il est et sur ce que nous sommes;
Une loi sort des choses d'ici-bas,
Et des hommes!
Cette loi sainte, il faut s'y conformer.
Et la voici, toute Гўme y peut atteindre:
Ne rien haГЇr, mon enfant; tout aimer,
Ou tout plaindre!
В В В В Paris,
В В В В octobre 1842.
II
Le poГ«te s'en va dans les champs; il admire,
Il adore, il Г©coute en lui-mГЄme une lyre;
Et, le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font pГўlir les couleurs,
Celles qui des paons mГЄme Г©clipseraient les queues,
Les petites fleurs d'or, les petites fleurs bleues,
Prennent, pour l'accueillir agitant leurs bouquets,
De petits airs penchГ©s ou de grands airs coquets,
Et, familiГЁrement, car cela sied aux belles:
В«Tiens! c'est notre amoureux qui passe!В» disent-elles.
Et, pleins de jour et d'ombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les Г©rables,
Les saules tout ridГ©s, les chГЄnes vГ©nГ©rables,
L'orme au branchage noir, de mousse appesanti,
Comme les ulГ©mas quand paraГ®t le muphti,
Lui font de grands saluts et courbent jusqu'Г terre
Leurs tГЄtes de feuillГ©e et leurs barbes de lierre,
Contemplent de son front la sereine lueur,
Et murmurent tout bas: C'est lui! c'est le rГЄveur!
В В В В Les Roches, juin 1831.
III
MES DEUX FILLES
Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,
L'une pareille au cygne et l'autre Г la colombe,
Belles, et toutes deux joyeuses, Гґ douceur!
Voyez, la grande soeur et la petite soeur
Sont assises au seuil du jardin, et sur elles
Un bouquet d'oeillets blancs aux longues tiges frГЄles,
D