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Le collier des jours

Judith Gautier

Judith Gautier

Le collier des jours Souvenirs de ma vie

В«Je contemple an instant, des yeux de la mГ©moire,

Le vaste horizon du passГ©.

* * * * * * * * *

Mes ans Г©vanouis Г  mes pieds se dГ©ploient

Comme une plaine obscure oГ№ quelques points chatoient

D'un rayon de soleil frappГ©s

Sur les plans Г©loignГ©s, qu'un brouillard d'oubli cache,

Une Г©poque, un dГ©tail nettement se dГ©tache,

Et revit Г  mes yeux trompГ©s.В»

В В В В ThГ©ophile Gautier.

I

J'ai commencГ© la vie par une passion.

Aussi extraordinaire que cela puisse paraГ®tre, c'est cependant tout Г  fait certain, et cette passion, qui eut, comme toujours, ses joies et ses peines, aboutit Г  un chagrin dont la violence n'a jamais Г©tГ©, pour moi, Г©galГ©e.

On m'a raconté que j'avais montré beaucoup de répugnance à venir au monde: la figure voilée de mon bras replié, je me refusais obstinément à faire mon entrée dans cette vie, et, y ayant été contrainte, je manifestai mon déplaisir par un véritable accès de fureur: j'avais saisi, en criant, les doigts du médecin et je m'y cramponnais de telle façon, qu'incapable d'agir, il fut obligé de les secouer vivement et s'écria, très stupéfait:

– Mais qu'est-ce que c'est qu'un pareil petit monstre?..

Mon agresseur Г©tait le docteur Aussandon, un hГ©ros et un titan, qui arrГЄtait les chevaux emportГ©s et se plaisait Г  aller se mesurer, dans les cirques, avec les hercules cГ©lГЁbres. Mais j'ignorais ces hauts faits, et, nullement intimidГ©e, j'avais acceptГ© le combat.

Je me suis fait souvent raconter par ma mГЁre cet incident qui me semblait prophГ©tique, et exprimait si bien l'opinion que je devais avoir, plus tard, de l'existence.

II

Ma mГЁre, qui Г©tait Milanaise, faisait alors partie de l'illustre troupe des Italiens, avec sa cousine germaine, Giulia Grisi, avec Mario, Lablache, et tant d'autres glorieux artistes. Elle ne pouvait donc s'embarrasser d'un enfant, et je fus mise en nourrice, dans la banlieue de Paris.

C'est lГ  que germa et grandit, en mГЄme temps que moi, cette passion pour celle Г  qui on m'avait confiГ©e, si exclusive et si forte, qu'elle dГ©termina dans mon cerveau Г  peine formГ©, une trГЁs singuliГЁre prГ©cocitГ© de sentiments.

J'ai peine Г  comprendre comment il se peut que mes plus anciens souvenirs soient d'une nature aussi compliquГ©e. Ils sont si nets, si prГ©cis, qu'il faut bien y croire, cependant. Les plus reculГ©s sont certainement les plus vivaces. Ces premiГЁres lignes, Г©crites sur la page blanche de la vie, rГ©apparaissent comme tracГ©es en caractГЁres plus gros, plus espacГ©s, au-dessus des lignes, qui, par la suite, de plus en plus se serrent et s'enchevГЄtrent.

Et toujours cette Г©closion brusque d'un sentiment, sans doute fugitif, mais si vif, qu'il est pour moi inoubliable, fixe du mГЄme coup, dans ma mГ©moire, le dГ©cor et les circonstances dans lesquels il s'est produit.

Ma première rencontre avec moi-même eut lieu dans ce logis de ma nourrice, à l'époque où l'on commençait à me sevrer.

Je revois la scГЁne avec une nettetГ© extrГЄme, et il me semble que les ГЄtres et les objets qui m'entouraient, et devaient m'ГЄtre dГ©jГ  familiers, je les vois pour la premiГЁre fois. Savais-je dГ©jГ  parler? Je ne me souviens pas d'avoir prononcГ©, ce jour-lГ , un seul mot; mais certainement, j'ai compris ce qui fut dit, alors, autour de moi.

C'Г©tait au moment d'un repas, et toute la famille Г©tait rГ©unie. La table Г  manger, placГ©e dans un angle, prГЁs d'une fenГЄtre, formait un carrГ© long, appuyГ© de deux cГґtГ©s Г  la muraille. J'Г©tais sur les genoux de ma nourrice qui me faisait manger de la bouillie, qu'elle portait Г  ses lГЁvres Г  chaque cuillerГ©e, pour s'assurer que ce n'Г©tait pas trop chaud.

Une discussion s'engagea; on reprochait au pГЁre, un peu ivrogne et mal portant, de boire trop de vin; mais il n'entendait pas raison, haussait la voix, se fГўchait mГЄme: se fГўchait contre Elle! C'est cela sans d