MГ©moires d'un Г‰lГ©phant blanc
Judith Gautier
Judith Gautier
MГ©moires d'un Г‰lГ©phant blanc
Avant-Propos
Les anciens racontent que les Г©lГ©phants ont Г©crit des sentences en grec et que l'un d'eux, mГЄme, a parlГ©. Il n'y a donc rien d'invraisemblable Г ce que l'Г©lГ©phant blanc dont il s'agit ici, le fameux Iravata, si cГ©lГЁbre dans toute l'Asie, ait pu Г©crire ses mГ©moires.
L'histoire de sa longue existence, tantГґt glorieuse, tantГґt misГ©rable, Г travers le royaume de Siam, l'Inde des maharajahs et des Anglais, est d'ailleurs pleine d'imprГ©vu et des plus curieuses.
AprГЁs avoir Г©tГ© presque une idole, Iravata devient un guerrier; il est fait prisonnier avec son maГ®tre qu'il dГ©livre et sauve de la mort. Puis il est jugГ© digne d'ГЄtre le gardien et l'ami de la merveilleuse petite princesse Parvati, pour laquelle il invente d'extraordinaires jeux et qui le rГ©duit en un doux esclavage.
On verra comment un vilain sentiment, qui se glisse dans le cЕ“ur du bon Г©lГ©phant, si sage d'ordinaire le sГ©pare pour longtemps de sa chГЁre princesse, le jette dans les aventures de toutes sortes et lui cause de cuisants chagrins. Mais enfin, il retrouve sa fidГЁle amie et le pardon lui rend le bonheur.
Chapitre Premier
L'Г‰COLIER DE GOLCONDE
Ce que je dois dire tout d'abord, c'est comment j'ai appris à écrire. Cela m'arriva cependant assez tard dans ma longue vie, mais il me faut l'expliquer en commençant, car il paraît que vous, les hommes, qui enseignez tant de travaux à ceux de ma race, n'avez pas coutume de leur faire faire leurs classes, et un éléphant capable de lire et d'écrire est un phénomène assez rare pour être incroyable.
Je dis rare, car j'ai entendu affirmer que mon cas n'est pas unique.
Pendant ma longue frГ©quentation des hommes, j'Г©tais parvenu Г comprendre beaucoup de leurs paroles, je savais mГЄme plusieurs langues; le siamois, l'hindoustani et un peu d'anglais. J'aurais pu parler, je m'y essayais quelquefois; mais je ne produisais que des sons extraordinaires qui faisaient rire mes maГ®tres et Г©pouvantaient les Г©lГ©phants, mes compagnons, quand il leur Г©tait donnГ© de m'entendre, car cela ne ressemblait pas plus Г leur langage que, paraГ®t-il, Г celui des hommes.
J'avais prГЁs de soixante ans, ce qui est la fleur de la jeunesse pour nous, lorsque le hasard me permit d'apprendre Г tracer des lettres et Г Г©crire des mots que je ne parvenais pas Г prononcer.
L'enclos qui m'Г©tait rГ©servГ©, dans le palais de Golconde, et oГ№ j'Г©tais absolument libre, Г©tait bornГ© d'un cГґtГ© par un mur de briques Г©maillГ©es, bleues et vertes, assez haut, mais qui m'arrivait juste Г l'aisselle; je pouvais donc, si cela m'amusait, regarder par-dessus le mur tout Г mon aise.
Je me tenais de prГ©fГ©rence Г cet endroit, Г cause de grands tamariniers qui projetaient une ombre fraГ®che des plus agrГ©ables. J'avais beaucoup de loisirs, j'Г©tais mГЄme dГ©sЕ“uvrГ©, car je ne servais plus guГЁre qu'aux promenades; mon bain pris, ma toilette faite, mon repas termine, mes gardiens, ou plutГґt mes serviteurs, faisaient la sieste, allaient voir leurs amis, se divertir avec eux, tandis qu'immobile sous les arbres, je mГ©ditais, repassant dans ma mГ©moire les aventures de ma vie passГ©e.
Chaque jour, de la cour voisine, montaient des cris joyeux et des rires, qui me distrayaient; puis le silence se faisait et une psalmodie monotone le rompait seul. C'étaient de tout jeunes garçons qui récitaient l'alphabet. Car une école était établie là .
A l'ombre des arbres, sur une pelouse recouverte çà et là de petits tapis, les enfants, coiffés de calottes rouges, se roulaient, folâtraient, tant que le maître n'était pas là . Dès qu'il paraissait, tous se taisaient, et lui, allait s'asseoir, sur un tapis plus grand, près d'un vieil arbre. Au tronc de cet arbre était fixé un tableau tout blanc sur lequel il écrivait à l'aide d'un morceau de vermillon.
Je regardais et j'Г©coutais, trГЁs distraitement d'abord, suivant surtout les jeux furtifs des Г©coliers, qui se faisaient des niches,