La BecquГ©e
RenГ© Boylesve
La BecquГ©e
ГЂ LOUIS GANDERAX
en tГ©moignage de haute estime.
В«AprГЁs avoir vu clairement que le travail des livres et la recherche de l'expression nous conduit tous au paradoxe, j'ai rГ©solu de ne sacrifier jamais qu'Г la conviction et Г la vГ©ritГ©, afin que cet Г©lГ©ment de sincГ©ritГ© complГЁte et profonde dominГўt dans mes livres et leur donnГўt le caractГЁre sacrГ© que doit donner la prГ©sence divine du vrai, ce caractГЁre qui fait venir des larmes sur le bord de nos yeux lorsqu'un enfant nous atteste ce qu'il a vu.В»
(ALFRED DE VIGNY, Journal d'un poГЁte.)
On me dit qu'il est imprudent de publier un roman qui ne traite pas des moeurs de Paris; d'autre prétendent que le roman de moeurs, fussent-elles parisiennes, a vécu. Ces opinions m'inquiéteraient beaucoup si je m'étais proposé, en écrivant mon livre, de séduire un certain public; mais, si je m'étais proposé cela, je serais encore bien plus inquiet de la valeur de mon livre…
Pour moi, Г©crire, c'est apaiser une fringale. Mon sujet pourra plaire ou non, mais je suis sГ»r d'y avoir mis un feu qui touchera quelqu'un.
_Je suis retourné, un jour, dans le pays où j'ai été enfant, où mes parents sont morts et où ils étaient nés. J'ai poussé la grille du jardin et la porte d'entrée; j'ai ouvert des placards; j'ai marché dans un long corridor; et la maison déserte se repeuplait et s'animait dans ma mémoire. J'ai été si ému par tout ce que je revoyais que, même longtemps après mon retour à Paris où l'on oublie tout, l'ébranlement de mon petit voyage persista et me parut d'un ordre supérieur à la plupart de mes souvenirs. C'est, je le crois, parce qu'il était fait d'un élément dépassant de haut mes émotions personnelles, et que les scènes et les figures que l'air natal m'évoquait étaient les scènes et les figures communes à la famille provinciale française qui a élevé les hommes âgés aujourd'hui d'environ trente ans.
J'ai pensГ© que ce caractГЁre Г©tait digne d'ГЄtre rapportГ© et j'ai tГўchГ© de le rendre en historien fidГЁle et en bon poГЁte, j'espГЁre: deux qualitГ©s sans lesquelles il est bien vain d'Г©crire des romans._
R.B.
LA BECQUÉE
В«Ressemblans aux petits oysellets qui ne peuvent encore voler, et qui baillent tousjours attendans la becquГ©e d'autruy.В»
В В В В AMYOT.
I
L'ÉVÉNEMENT
Les petites Pergeline montrГЁrent le nez en riant: elles ne se tenaient pas de joie lorsqu'elles avaient pu entrer sans sonner, et parvenir Г pas de loup, par le corridor, jusqu'Г l'entrГ©e de la cour.
Mais elles prirent aussitГґt la figure penchГ©e de toutes les personnes qui se prГ©sentaient Г la maison:
– Mon «pauvre» Riquet, est-ce qu'on peut monter dire bonjour à ta «pauvre» maman?
La bonne, AdГЁle, qui allait puiser de l'eau, rГ©pondit pour moi:
– Bien sûr que oui, mesdemoiselles. Madame a voulu se lever pour voir passer monsieur en militaire. Vous la trouverez sur son fauteuil en attendant le tambour… Et chez vous? toujours pas de nouvelles de ce «pauvre» M. Paul?
Les deux jeunes filles levГЁrent les sourcils et les bras:
– Rien. Mais les Prussiens sont à Tours; ils ont lancé un obus contre l'Hôtel de Ville, et un autre qui a tué trois personnes, rue Royale.
– À Tours! mon bon Jésus! si près de chez nous! N'allez pas répéter ça là -haut; madame a une peur!..
Elles tournГЁrent les talons, chacune un doigt aux lГЁvres.
AdГЁle accrocha l'anse de son seau Г la boucle humide du puits mitoyen, et sollicita d'une main la chaГ®ne qui se dГ©vida rapidement en faisant grincer la poulie. ГЂ ces cris d'oiseau, il Г©tait rare que la servante du capitaine Chevreau ne se montrГўt pas de l'autre cГґtГ©; et les deux femmes causaient pendant que le seau buvait. Quelquefois, on apercevait le vieil officier retraitГ© fumant la pipe ou sciant du bois dans sa cour.
La domestique voisine entre-bГўilla en effet la porte du puits. Elle avait l'oeil Г©merillonnГ©; elle nouait les brides d'un bonnet propre:
– Ils sont partis du bout de la ville, dit-elle. Dans