HonorГ© de Balzac
ThГ©ophile Gautier
ThГ©ophile Gautier
HonorГ© de Balzac
I
Vers 1835, nous habitions deux petites chambres dans l'impasse du Doyenné, à la place à peu près qu'occupe aujourd'hui le pavillon Mollien. Quoique situé au centre de Paris, en face des Tuileries, à deux pas du Louvre, l'endroit était désert et sauvage, et il fallait certes de la persistance pour nous y découvrir. Cependant un matin nous vîmes un jeune homme aux façons distinguées, à l'air cordial et spirituel, franchir notre seuil en s'excusant de s'introduire lui‐même; c'était Jules Sandeau: il venait nous recruter de la part de Balzac pour LaChronique de Paris, un journal hebdomadaire dont on a sans doute gardé le souvenir, mais qui ne réussit pas pécuniairement comme il le méritait. Balzac, nous dit Sandeau, avait lu Mademoiselle de Maupin, tout récemment parue alors, et il en avait fort admiré le style; aussi désirait‐il assurer notre collaboration à la feuille qu'il patronnait et dirigeait. Un rendez‐vous fut pris pour nous mettre en rapport, et de ce jour date entre nous une amitié que la mort seule rompit.
Si nous avons raconté cette anecdote, ce n'est pas parce qu'elle est flatteuse pour nous, mais parce qu'elle honore Balzac, qui, déjà illustre, faisait chercher un jeune écrivain obscur débutant d'hier et l'associait à ses travaux sur un pied de camaraderie et d'égalité parfaites. En ce temps, il est vrai, Balzac n'était pas encore l'auteur de LaComédie Humaine, mais il avait fait, outre plusieurs nouvelles, LaPhysiologie du Mariage, LaPeau de Chagrin, Louis Lambert, Seraphita, Eugénie Grandet, l'Histoire des Treize, LeMédecin de Campagne, Père Goriot, c'est‐à ‐dire, en temps ordinaire, de quoi fonder cinq ou six réputations. Sa gloire naissante, renforcée chaque mois de nouveaux rayons, brillait de toutes les splendeurs de l'aurore; et certes il fallait un vif éclat pour luire sur le ciel où éclataient à la fois Lamartine, Victor Hugo, de Vigny, de Musset, Sainte‐Beuve, Alexandre Dumas, Mérimée, George Sand, et tant d'autres encore; mais à aucune époque de sa vie Balzac ne se posa en Grand Lama littéraire, et il fut toujours bon compagnon; il avait de l'orgueil, mais était entièrement dénué de vanité.
Il demeurait en ce temps‐là au bout du Luxembourg, près de l'Observatoire, dans une petite rue peu fréquentée baptisée du nom de Cassini, sans doute à cause du voisinage astronomique. Sur le mur du jardin qui en occupait presque tout un côté, et au bout duquel se trouvait le pavillon habité par Balzac, on lisait: Labsolu, marchand de briques. Cette enseigne bizarre, qui subsiste encore, si nous ne nous trompons, nous frappa beaucoup; La Recherche de l'Absolu n'eut peut‐être pas d'autre point de départ. Ce nom fatidique a probablement suggéré à l'auteur l'idée de Balthasar Claës au pourchas de son rêve impossible.
Quand nous le vîmes pour la première fois, Balzac, plus âgé d'un an que le siècle, avait environ trente‐six ans, et sa physionomie était de celles qu'on n'oublie plus. En sa présence, la phrase de Shakespeare sur César vous revenait à la mémoire: « Devant lui, la nature pouvait se lever hardiment et dire à l'univers: C'est là un homme! »
Le cœur nous battait fort, car jamais nous n'avons abordé sans tremblement un maître de la pensée, et tous les discours que nous avions préparés en chemin nous restèrent à la gorge pour ne laisser passer qu'une phrase stupide équivalant à celle‐ci: Il fait aujourd'hui une belle température. Henri Heine, lorsqu'il alla visiter Gœthe, ne trouva non plus autre chose à dire, sinon que les prunes tombées des arbres sur la route d'Iéna à Weimar étaient excellentes contre la soif, ce qui fit doucement rire le Jupiter de la poésie allemande. Balzac, qui vit notre embarras, nous eut bientôt mis à l'aise, et pendant le déjeuner le sang‐froid nous revint assez pour l'examiner en détail.
Il portait dГЁs lors, en guise de robe de chambre, ce froc de cachemire ou de flanelle