Regrets sur ma vieille robe de chambre
Denis Diderot
Denis Diderot
Regrets sur ma vieille robe de chambre Ou, avis Г ceux qui ont plus de goГ»t que de fortune
Pourquoi ne l'avoir pas gardée? Elle était faite à moi; j'étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner; j'étais pittoresque et beau. L'autre, raide, empesée, me mannequine. Il n'y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât; car l'indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s'offrait à l'essuyer. L'encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu'elle m'avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l'écrivain, l'homme qui travaille. A présent, j'ai l'air d'un riche fainéant; on ne sait qui je suis.
Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d'un valet, ni la mienne, ni les Г©clats du feu, ni la chute de l'eau. J'Г©tais le maГ®tre absolu de ma vieille robe de chambre; je suis devenu l'esclave de la nouvelle.
Le dragon qui surveillait la toison d'or ne fut pas plus inquiet que moi. Le souci m'enveloppe.
Le vieillard passionnГ© qui s'est livrГ©, pieds et poings liГ©s, aux caprices, Г la merci d'une jeune folle, dit depuis le matin jusqu'au soir: OГ№ est ma bonne, ma vieille gouvernante? Quel dГ©mon m'obsГ©dait le jour que je la chassai pour celle-ci! Puis il pleure, il soupire.
Je ne pleure pas, je ne soupire pas; mais Г chaque instant je dis: Maudit soit celui qui inventa l'art de donner du prix Г l'Г©toffe commune en la teignant en Г©carlate! Maudit soit le prГ©cieux vГЄtement que je rГ©vГЁre! OГ№ est mon ancien, mon humble, mon commode lambeau de calemande?
Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l'atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvretГ© a ses franchises; l'opulence a sa gГЄne.
O DiogГЁne! si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau d'Aristippe, comme tu rirais! O Aristippe, ce manteau fastueux fut payГ© par bien des bassesses. Quelle comparaison de ta vie molle, rampante, effГ©minГ©e, et de la vie libre et ferme du cynique dГ©guenillГ©! J'ai quittГ© le tonneau oГ№ je rГ©gnais, pour servir sous un tyran.
Ce n'est pas tout, mon ami. Г‰coutez les ravages du luxe, les suites d'un luxe consГ©quent.
Ma vieille robe de chambre Г©tait une avec les autres guenilles qui m'environnaient. Une chaise de paille, une table de bois, une tapisserie de Bergame, une planche de sapin qui soutenait quelques livres, quelques estampes enfumГ©es, sans bordure, clouГ©es par les angles sur cette tapisserie; entre ces estampes trois ou quatre plГўtres suspendus formaient avec ma vieille robe de chambre l'indigence la plus harmonieuse.
Tout est dГ©saccordГ©. Plus d'ensemble, plus d'unitГ©, plus de beautГ©.
Une nouvelle gouvernante stГ©rile qui succГЁde dans un presbytГЁre, la femme qui entre dans la maison d'un veuf, le ministre qui remplace un ministre disgraciГ©, le prГ©lat moliniste qui s'empare du diocГЁse d'un prГ©lat jansГ©niste, ne causent pas plus de trouble que l'Г©carlate intruse en a causГ© chez moi.
Je puis supporter sans dГ©goГ»t la vue d'une paysanne. Ce morceau de toile grossiГЁre qui couvre sa tГЄte; cette chevelure qui tombe Г©parse sur ses joues; ces haillons trouГ©s qui la vГЄtissent [sic] Г demi; ce mauvais cotillon court qui ne va qu'Г la moitiГ© de ses jambes; ces pieds nus et couverts de fange ne peuvent me blesser: c'est l'image d'un Г©tat que je respecte; c'est l'ensemble des disgrГўces d'une condition nГ©cessaire et malheureuse que je plains. Mais mon coeur se soulГЁve; et, malgrГ© l'atmosphГЁre parfumГ©e qui la suit, j'Г©loigne mes pas, je dГ©tourne mes regards de cette courtisane dont la coiffure Г points d'Angleterre, et les manchettes dГ©chirГ©es, les bas de soie sales et la chaussure usГ©e, me montrent la misГЁre du jour associГ©e Г l'opulence de la veille.
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