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Le paravent de soie et d'or

Judith Gautier

Judith Gautier

Le paravent de soie et d'or

LE PRINCE A LA TГЉTE SANGLANTE

HISTOIRE LÉGENDAIRE D'ANNAM

Les branches basses du palГ©tuvier, enguirlandГ©es de lianes, forment comme un hamac au-dessus du marais, et c'est lГ  que le pasteur de buffles est couchГ© nonchalamment, une jambe pendante, caressant de son pied nu les longs rubans d'herbes qui traГ®nent sur l'eau.

D'une voix molle et machinale, il chante, le jeune homme, scandant sa chanson au rhythme vague dont il se balance en faisant clapoter l'eau.

A quelque distance, vautrГ©es dans la vase, leurs mufles camus et veloutГ©s tendus vers lui, ses bГЄtes semblent l'Г©couter, en dГ©pit du proverbe: В«La musique n'est pas faite pour l'oreille des buffles.В»

De ses lГЁvres les paroles s'Г©grГЁnent ainsi:

В«Sauve-toi, seigneur tigre, sauve-toi! MalgrГ© les griffes, malgrГ© tes dents terribles, ta mort est certaine. Voici l'Г©lГ©phant, roi de la forГЄt; Г©crasant les broussailles, il s'avance et va te briser les reins.

В«Pauvre chГЁvre aux cornes gracieuses, Г  quoi bon fuir et bondir toute affolГ©e? ce tigre a faim, il faut qu'il mange.

В«L'oiseau a des ailes multicolores, il vole haut, loin des embГ»ches, et, Г  plein gosier, chante sa joie. HГ©las! le serpent, enroulГ© Г  l'arbre, fascine l'oiseau et l'engloutit dans sa gueule bГ©ante! В«Sous l'herbe et les feuilles mortes, Г  force d'ГЄtre humble et petit, le vermisseau Г©chappe Г  tout danger. Mais non! du haut de l'air, l'oiseau l'a vu: il fond sur lui et le dГ©vore.

В«Seul le pasteur de buffles est assez infime et ignorГ© pour n'Г©veiller aucune convoitise!..В» InondГ©e de lumiГЁre et de chaleur, dans l'ardente sГ©rГ©nitГ© de midi, la nature fermente et frГ©mit. Sous l'inertie des choses la vie grouille et pullule, il y a du bruit dans le silence. Mais, dominant tout, un bourdonnement continu rГ©sonne. Le jeune pasteur, malgrГ© lui, l'Г©coute. Qu'est-ce donc? on dirait le roulement lointain des chars de guerre, le piГ©tinement cadencГ© des chevaux en marche et le heurt assourdi des armes.

Non, ce n'est pas cela.

De l'autre cГґtГ© de l'Г©tang un frangipanier, merveilleusement, s'Г©panouit: aux branches nues, rien que des fleurs, de petites fleurs jaunes et blanches d'un adorable parfum; et l'arbuste, dans l'eau trouble, se reflГЁte, il n'est plus lГ  qu'une fumГ©e; mais tout un peuple d'abeilles, d'insectes et de papillons tourbillonne dans les branches fleuries, avec quel tumulte et quelle joie! Ils se gorgent, se saoulent, s'affolent; les ailes vibrent ou palpitent; des gouttes d'or, des Г©meraudes, des flammes, fondent sur les pГ©tales embaumГ©s, les mordent, sucent la salive mielleuse, pГ©trissent la pulpe tendre gonflГ©e d'un lait amer: par moments l'arbre semble se secouer, rejeter ces insatiables; mais elles se ruent de nouveau, toujours avides, avec un frГ©missement plus sonore.

Le pasteur sourit et ferme Г  demi les yeux.

Les gourmandes abeilles, donnant l'assaut Г  cet arbre, lui semblent imiter le bruit des chars de guerre, rГ©percutГ© dans les gorges des montagnes!.. Et pourquoi pense-t-il Г  la guerre?.. Les abeilles n'y pensent pas. Il veut, comme elles, l'inconscient bonheur dans l'inconsciente nature. Inconnu, perdu dans l'ensemble des choses, n'est-il pas pareil Г  l'insecte?.. moins que lui.

Et il redit le dernier verset de sa chanson:

В«Seul le pasteur de buffles est assez infime et ignorГ© pour n'Г©veiller aucune convoitise!..В»

Mais voici qu'en sursaut, s'appuyant des mains aux branches, il se soulГЁve, les yeux grands ouverts.

Un bruissement brutal du feuillage, tout proche, l'effare. Est-ce un buffle qui s'Г©chappe?.. Quelque bГЄte de proie qui en veut Г  son troupeau?..

Un hennissement bref lui rГ©pond, et, aussitГґt, roissГ© par les branches, un guerrier paraГ®t, suivi d'un autre.

Les chevaux, mouillГ©s de sueur, haletants, se prГ©cipitent dans le marais, hument l'eau avidement. Ils sont entrГ©s jusqu'au poitrail, et des frissons courent sur leurs flancs.

Un des guerriers, sous les Г©cailles du brassard, relГЁve la manche de