Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 1
Paul FГ©val
Paul FГ©val
Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 1
PREMIГ€RE PARTIE.
LE DÉRIS
I
LE MOUTON COURONNÉ
En 1817, la principale auberge de la ville de Redon Г©tait situГ©e sur le port et avait pour enseigne un bГ©lier noir, coiffГ© d'une aurГ©ole.
On connaissait le Mouton couronnГ© Г Rennes, Г Vannes et jusqu'Г Nantes; bon logis Г pied et Г cheval, tenu par le pГЁre GГ©raud, ancien cuisinier au long cours.
Redon est une cité de trois mille âmes, assise sur les confins de la Loire-Inférieure et de l'Ille-et-Vilaine, au bord même de la rivière qui donne son nom à ce dernier département. Malgré son nom romain, elle renferme peu de monuments remarquables, et la maison de maître Géraud, portant six fenêtres de façade, rivalisait avec les édifices affectés aux plus illustres destinations; c'était bâti en bonnes pierres comme la sous-préfecture, et grand comme la gendarmerie.
Devant la maison et au delГ de l'Г©troite bande du quai, la Vilaine roulait ses eaux marneuses et saumГўtres; Г marГ©e haute, les petits navires caboteurs venaient jusque sous les fenГЄtres de l'auberge.
Les samedis au soir ou les jours de marchГ©, vous eussiez eu de la peine Г trouver une petite place dans l'Г©tablissement de maГ®tre GГ©raud. Il avait la triple clientГЁle des marins du port, des mГ©tayers et des gentilshommes. Bien souvent, quand toutes les chambres Г©taient pleines, la chaude et vaste cuisine servait de dortoir Г un bataillon serrГ© de matelots et de marchands de bЕ“ufs.
Aussi le pГЁre GГ©raud faisait-il d'excellentes affaires. Bien qu'il fГ»t vieux dГ©jГ , les demoiselles du petit commerce de Redon supputaient parfois, dans leurs rГЄves, la somme probable de ses Г©conomies. Mais le pГЁre GГ©raud semblait ennemi du mariage, et comme il n'avait point de parents, chacun se demandait Г qui profiteraient, un jour venant, ses honnГЄtes et rondes Г©pargnes.
On Г©tait au milieu de l'automne, et ce n'Г©tait ni jour de foire ni veille de dimanche. Le Mouton couronnГ© chГґmait ou Г peu de chose prГЁs. La cendre Г©tait froide dans les fourneaux de la cuisine; les crocs de fer des landiers ne soutenaient point de broches, et nulle marmite ne pendait Г la grande crГ©maillГЁre.
MaГ®tre GГ©raud pouvait fumer sa pipe Г l'aise sur le parapet du port. Il n'y avait dans toute son auberge qu'une seule chambre occupГ©e; encore Г©tait-ce par des hГґtes de hasard Г qui le pГЁre GГ©raud, courtois envers tout le monde, mais sachant graduer ses politesses, ne devait point la respectueuse visite Г laquelle s'attendaient ses vieux et fidГЁles habituГ©s.
Ils Г©taient arrivГ©s on ne savait trop d'oГ№: deux hommes et une jeune dame. Leurs vГЄtements et leur apparence de lassitude semblaient annoncer une longue course Г pied; mais le maГ®tre du Mouton couronnГ© n'avait point de dГ©fiance, et les avait crus sur parole lorsqu'ils lui avaient dit descendre de la voiture de Rennes.
Naturellement, leur bagage Г©tait restГ© au bureau.
La jeune dame avait une mise plus que modeste. MalgrГ© le froid humide d'une journГ©e de novembre, c'Г©tait une robe d'indienne qui dessinait la fine cambrure de sa taille. Un petit chГўle d'Г©toffe lГ©gГЁre et un chapeau de paille, oГ№ s'attachait un voile, complГ©taient sa toilette.
Il y avait en tout cela quelque chose d'indigent et de malheureux; mais vraiment la jeune femme relevait son costume. Bien qu'on ne pГ»t apercevoir son visage, on devinait la grГўce et la beautГ© derriГЁre les plis Г©pais de son voile. MalgrГ© ce grand air, un aubergiste des environs de Paris eГ»t tirГ© assurГ©ment de la robe d'indienne et du chapeau de paille quelque dГ©daigneuse conclusion, mais notre hГґte Г©tait habituГ© aux mЕ“urs Г©conomes et prudentes des chГўtelaines d'alentour. Il savait qu'en voyage, le long des routes de Bretagne, on trouve parfois des comtesses et des marquises fort Г©trangement accoutrГ©es.
L'un des deux hommes Г©tait en blouse; l'autre portait un pantalon et un habit de coupe Г©lГ©gante, mais qui garda