A fond de cale

Mayne Reid

Mayne Reid

A fond de cale

CHAPITRE I

Mon auditoire

Mon nom est Philippe Forster, et je suis maintenant un vieillard. J'habite un petit village paisible, situГ© au fond d'une grande baie, l'une des plus Г©tendues qu'il y ait dans tout le royaume.

Bien que mon village se glorifie d'être un port de mer, j'ai eu raison de le qualifier de paisible; jamais épithète ne fut plus méritée. On y trouve cependant un môle de granit, et, en général, on remarque le long de ce petit môle deux sloops[1 - Sloop, qui se prononce sloup, est le nom d'un navire qui n'a qu'un mât, et qui, destiné au cabotage, est construit pour naviguer près des côtes.], un ou deux schooners[2 - Petit bâtiment ayant deux mâts et qui est gréé comme une goëlette.], et de temps en temps un brick[3 - Bâtiment ayant un grand mât et un mât de misaine, et qui porte des hunes.]. Les grands vaisseaux ne peuvent pas entrer dans le port; mais on y voit toujours un grand nombre de barques, les unes traînées sur la grève, les autres glissant sur l'onde, aux environs de la baie. Vous en concluez sans doute que la pêche est la principale industrie de mon village, et vous avez raison.

C'est lГ  que je suis nГ©, et mon intention est d'y mourir.

MalgrГ© cela, mes concitoyens savent trГЁs-peu de chose Г  mon Г©gard. Ils m'appellent capitaine Forster, ou plus spГ©cialement capitaine, comme Г©tant la seule personne qui dans le pays ait quelque droit Г  cette qualification.

Je ne la mГ©rite mГЄme pas: je n'ai jamais Г©tГ© dans l'armГ©e, et j'ai tout simplement dirigГ© un navire du commerce; en d'autres termes je n'ai droit qu'au titre de patron; mais la politesse de mes concitoyens me donne celui de capitaine.

Ils savent que j'habite une jolie maisonnette Г  cinq cents pas du village, en suivant la grГЁve, et que je vis complГ©tement seul, car ma vieille gouvernante ne peut pas ГЄtre considГ©rГ©e comme me tenant compagnie, ils me voient tous les jours traverser leur bourgade, mon tГ©lescope sous le bras, me rendre sur le mГґle, parcourir la mer jusqu'Г  l'horizon avec ma lunette, et revenir chez moi, ou flГўner sur la cГґte pendant une heure ou deux. C'est Г  peu prГЁs tout ce que ces braves gens connaissent de ma personne, de mes habitudes, et de mon histoire.

Le bruit court parmi eux que j'ai Г©tГ© un grand voyageur. Ils savent que j'ai une bibliothГЁque nombreuse, que je lis beaucoup, et se sont mis dans la tГЄte que je suis un savant miraculeux.

J'ai fait de grands voyages, il est vrai, et je consacre Г  la lecture une grande partie de mon temps; mais ces bons villageois se trompent fort, quant Г  l'Г©tendue de mon savoir. J'ai Г©tГ© privГ© des avantages d'une bonne Г©ducation; et le peu de connaissances que j'ai acquises l'a Г©tГ© sans maГ®tre, pendant les courts loisirs que m'a laissГ©s une vie active.

Cela vous Г©tonne que je sois si peu connu dans l'endroit oГ№ je suis nГ©; mais la chose est bien simple: je n'avais pas douze ans lorsque j'ai quittГ© le pays, et j'en suis restГ© plus de quarante sans y remettre les pieds.

J'Г©tais parti enfant, je revenais la tГЄte grise, et complГ©tement oubliГ© de ceux qui m'avaient vu naГ®tre. C'est tout au plus s'ils avaient conservГ© le souvenir de mes parents. Mon pГЁre, qui d'ailleurs Г©tait marin, n'avait presque jamais Г©tГ© chez lui; et tout ce que je me rappelle Г  son Г©gard, c'est le chagrin que je ressentis lorsqu'on vint nous apprendre qu'il avait fait naufrage, et que son bГўtiment s'Г©tait perdu corps et biens. Ma mГЁre, hГ©las! ne lui survГ©cut pas longtemps; et leur mort Г©tait dГ©jГ  si Г©loignГ©e de nous, Г  l'Г©poque de mon retour, qu'on ne doit pas ГЄtre surpris de ce qu'ils Г©taient oubliГ©s. C'est ainsi que je fus Г©tranger dans mon pays natal.

Ne croyez pas nГ©anmoins que je vive dans un complet isolement; si j'ai quittГ© la marine avec l'intention de finir mes jours en paix, ce n'est pas un motif pour que j'aie l'humeur taciturne et le caractГЁre morose. J'ai toujours aimГ© la jeunesse, et, bien que je sois vieux aujourd'hui, la sociГ©tГ© des jeunes