La destinГ©e
Lucie des Ages
Lucie des Ages
La destinГ©e
CHAPITRE PREMIER
Le jeune docteur Martelac, les deux mains dans ses poches et les yeux fixГ©s sur les pavГ©s inГ©gaux entre lesquels une pluie d'orage venait de laisser des plaques d'eau jaunГўtre, descendait une longue rue en pente comme il y a tant Г Poitiers. Cette ville, dont une partie est sur une hauteur, est sГ©parГ©e des coteaux connus sous le nom de dunes, qui l'entourent presque entiГЁrement, par des faubourgs Г©talГ©s sur les rives du Clain. Des rues, partant du plateau sur lequel s'Г©lГЁvent ses principaux Г©difices, vont aboutir aux boulevards qui longent la riviГЁre et forment une ceinture trop souvent poussiГ©reuse Г la vieille citГ©.
Robert Martelac marchait depuis dix minutes et atteignait une ruelle peu Г©clairГ©e quand un jeune officier, venant d'une rue opposГ©e, se trouva subitement en face de lui, le regarda un instant avec hГ©sitation et parut disposГ© Г l'arrГЄter. La rue Г©tait dГ©serte, Г©troite; les trottoirs attestaient plus d'ambition que d'espace, le ruisseau coulait encore lentement et reflГ©tait les Г©toiles, Г prГ©sent visibles dans le ciel redevenu clair.
Il était difficile aux deux jeunes gens de passer ensemble, à pied sec du moins; il fallait que l'un des deux s'effaçât contre le mur pour faire place à l'autre. Mais le nouveau venu s'était carrément installé devant Robert et paraissait oublier l'urbanité française au point de lui barrer le chemin. Le docteur, ayant levé les yeux,, parut étonné de cet arrêt imposé à sa promenade par un inconnu.
– Voulez-vous me faire place? demanda-t-il.
Celui Г qui il s'adressait Г©tait petit et mince. Son kГ©pi enfoncГ© sur ses yeux et les tГ©nГЁbres de la rue, fort mal Г©clairГ©e par de rares becs de gaz dont la lumiГЁre Г©tait Г©nergiquement secouГ©e par le vent, ne permettaient guГЁre de distinguer ses traits. Il parut ne pas entendre cette parole, demeurant immobile devant Robert comme s'il eГ»t cherchГ© Г le reconnaГ®tre.
– Que demandez-vous? reprit ce dernier, non sans une certaine impatience.
L'officier continua Г le regarder en murmurant.
– C'est sa voix, sûrement!
– Enfin, parlez! s'écria le docteur ou laissez le passage libre. Si votre costume, sur lequel je distingue il me semble les galons d'un grade, ne me rassurait, cette singulière insistance me ferait croire à une attaque nocturne. Toutefois, si vous vous êtes posté là pour demander la bourse ou la vie, vous vous adressez mal. Ma bourse, assez légère en ce moment, ne peut tenter personne; de plus, je compte la garder pour mon usage personnel. Quant à ma vie, j'y tiens plus encore qu'à ma monnaie et je suis prêt à la défendre bravement.
Le premier mouvement d'irritation Г©prouvГ© par Robert Г©tait passГ©, et ce petit discours, prononcГ© d'un ton railleur, prouvait combien le jeune homme prenait peu au sГ©rieux cette attaque nocturne et ses propres paroles.
A vrai dire, les silhouettes des deux interlocuteurs (si toutefois on peut donner ce nom au silencieux personnage qui n'avait encore rien fait pour le justifier) eussent facilement fait comprendre l'inutilitГ© de la lutte, s'il eГ»t dГ» y en avoir une. Autant le docteur Г©tait grand et fort, autant celui auquel il parlait Г©tait grГЄle et dГ©licat.
– Je n'en veux ni à l'un ni à l'autre, dit enfin ce dernier, mais je vous prierai, s'il n'y a aucune indiscrétion à vous adresser pareille demande, de venir avec moi sous ce réverbère.
– Pourquoi?
– Pour que je puisse vous voir.
Un Г©clat de rire rГ©sonna dans le silence de la rue, oГ№ ne se faisait entendre que le bruit des gouttes d'eau, tombant Г intervalles de plus en plus Г©loignГ©s des toits encore ruisselants. Poitiers est une ville paisible, et le quartier oГ№ se rencontraient les deux jeunes gens Г©tait Г©loignГ© du centre, seul endroit oГ№ le mouvement se prolonge aprГЁs la tombГ©e de la nuit.
Parbleu! Il ne sera pas dit que je vous aurai refusГ© cette satisfaction, si vous y tenez! rГ©po